Nous vous proposons pendant tout l'été de retrouver les grands champions qui ont écrit la légende du Trot. Chaque vendredi, nous publions un article sur un cheval d'exception. Le chapitre des grands stylistes met en lumière cette semaine Uranie.
Trois Prix d’Amérique
Uranie remporte donc son premier Prix d’Amérique à 6 ans, en 1926. Il y a neuf partants et la jument, pointée en queue de peloton aux tribunes, fait son effort dans la montée avec Tienneval. Pour finir, Valentino Capovilla préfère assurer la victoire sur son rival qui s’enlève un instant, craignant de voir Uranie faire une blague. De fait, elle gagne d’assez peu devant Tienneval, en 1’28’’1 (2 800 mètres-GP). Le champion vieillissant Passeport se classe sixième.
L’année suivante, Uranie se révèle encore plus forte. Demeurant sur quatre victoires consécutives, elle part grande favorite et surclasse le lot après avoir pris la tête dans le tournant de Joinville, gagnant de loin devant Templier et Re Mac Gregor, sur une piste lourde (1’28’’9 -2800 m-GP).
Elle s’impose ensuite dans le Prix de Belgique en rendant 50 mètres à Ouisititi sur 2 200 mètres (en 1’26’’5). Et en 1928, à 8 ans, auréolée d’un prestige immense, elle part favorite du Prix d’Amérique à…1/10 ! Uranie vient pourtant de rester au poteau lors de sa précédente sortie dans le Prix Marcel Laurent après avoir abaissé le record de France de vitesse dans le Prix Maurice de Gheest en 1’22’’2 (2 950 m), en rendant 50 mètres à Ulysse.
Dans ce Prix d’Amérique, la diva part correctement, prenant la tête en plaine. C’est ensuite une formalité : Uranie l’emporte en 1’25’’1 (2 800m-GP), Ulysse finissant deuxième à… 70 mètres, en 1’28’’9, précédant Tienneval.
Pour éviter de voir un nombre de partants trop faible dans le Prix d’Amérique, les organisateurs décident ensuite de handicaper Uranie de 50 mètres ! Il est vrai que dans d’autres courses la championne réussit à vaincre en rendant plus de… 100 mètres (comme dans les grands internationaux Prix de Belgique et d’Italie en 1927).
En 1929, à 9 ans, contraint donc de s’élancer avec un handicap de 50 mètres, elle est malgré tout installée grande favorite du Prix d’Amérique. Mais Uranie reste capricieuse et délicate au départ et aggrave ce jour-là elle son handicap de… 50 autres mètres. Elle revient néanmoins attaquer Templier dans les derniers mètres quand elle s’enlève, passant le poteau au galop pour la deuxième place. Templier l’emporte donc devant A Fait Jaser en 1’25’’2. Mais sur quel pied avait trotté Uranie qui leur avait rendu 100 mètres ?
Enfin, pour sa dernière tentative dans le Prix d’Amérique à 10 ans, la championne se retrouve cette fois handicapée de… 75 mètres. La petite franco-américaine Amazone B, elle, rendait seulement 25 mètres. Après un départ raté, Uranie est pointée à grande distance d’elle aux tribunes ; fautive dans la descente, l’idole paraît alors hors d’affaire…Elle réussit néanmoins à revenir finir fort à la deuxième place (1’25’’-2875 m) derrière Amazone B, nette lauréate (en 1’26’’1) !
Sans ces lourds handicaps, Uranie aurait donc pu remporter cinq fois le Prix d’Amérique. Seul Ourasi, quarante ans plus tard, réussit à signer quatre succès dans notre grand international, mais en affrontant à chaque fois ses rivaux à poteau égal.
Tous ces exploits mais aussi, mais surtout son style à nul autre pareil fit d’Uranie une véritable idole en France. Albert Viel racontait : « elle déplaçait les foules, faisant courir Paris. A l’époque, il y avait encore des voitures à cheval et tous les cochers de fiacre venaient la voir à Vincennes. Elle commençait son effort en plaine souvent, je m’en souviens encore. Jeune, elle était nerveuse et difficile. Sa mère Pastourelle était très agitée aussi. Elle appartenait à ma marraine Mme Denis. Quand on la rentrait du pré, elle voulait sortir, et quand on la sortait de son box, elle voulait rentrer ! »
Albert Viel qui posséda des champions du niveau de Mon Tourbillon ou Abo Volo ajoutait : « Uranie est le plus grand trotteur que j’aie vu. Elle était magnifique en action, légère, aérienne, on avait l’impression qu’elle allait s’envoler.»
Uranie à l’étranger
Si Uranie effectua la plus grande partie de sa carrière de course en France, elle alla aussi courir hors de nos frontières. Elle triompha ainsi à dix reprises en Italie et deux fois en Autriche. Pays d’origine de son entraîneur-driver Valentino Capovilla, l’Italie adora la championne. Il suffit de lire les comptes rendus de l’époque. A 8 ans, elle remporte le Championnat d’Europe à Cesena en 1’22’’ (1 609 mètres) dix jours après avoir rendu 80 mètres sur cette même piste, signant le chrono d’1’22’’1/5 sur 2 513 mètres. Et peu de temps avant début juillet 1928 elle avait surclassée Homer à Milan dans un match à deux, triomphant sur cette piste trois semaines plus tard dans le Prix Sempione (attelé - 2 580 mètres) en 1’21’’’4.
Mario Capovilla, fils de Valentino Capovilla, qui secondait son père dira : « en Italie, je l’ai vue dormir sans discontinuer dans son box entre deux courses et presque ne rien avaler. Cela ne l’empêcha pas de gagner les deux fois. Car Uranie mangeait peu d’avoine, pas plus de quatre litres par jour alors qu’elle aimait les fruits, notamment les raisins et les pêches. »
Selon les journaux Italiens de l’époque, Uranie eut des passages foudroyants tels qu’on n’en avait encore jamais vus sur une piste italienne. En Autriche, dans le Kalmann Hunyady (attelé - 2 300m) à Vienne, Uranie devait affronter le champion Guy Bacon entraîné et drivé par le maître du trotting Charley Mills. Elle le ridiculisa littéralement, réussissant 1’21’’1 sur 2 380 mètres.
Charley Mills racontera plus tard à ce sujet : « A l’occasion d’un meeting à Berlin où quelques chevaux étaient invités, un entraîneur du nom de Koch était là avec un cheval denommé Benjamine. Il gagna le handicap. La grande course, le Prix du Jubilée, je la gagnais avec Guy Bacon qui remporta aussi le Prix des Matadors en Allemagne. Pendant le travail du matin, je parlais à M. Koch avec un de mes amis qui parlait Français. Il lui demanda comment pouvaient se comparer Guy Bacon et Uranie. Koch répondit qu’Uranie pouvait rendre 50 mètres à Guy Bacon et que ce serait pour elle une petite promenade. Je pensais en moi-même que ce gars-là avait un grain et m’en allais. Et deux mois plus tard, Uranie et Guy Bacon se trouvèrent au départ du Graf Kalmann Hunyady à Vienne. Durant la course, Uranie était à l’extérieur jusqu’aux derniers 700 mètres. Puis son driver Capovilla la laissa aller. Il me sembla alors que j’avais été attaché à un des réverbères de Vienne dans le dernier tournant… Elle gagna de 30 mètres… une petite promenade. Intérieurement je m’excusais auprès de Koch mais je ne pus dormir sur le chemin du retour. »
Juste après la course, Charley Mills, en véritable gentleman, était venu féliciter Valentino Capovilla, lui disant que de toute sa carrière, il n’avait jamais connu une machine à trotter aussi parfaite qu’Uranie. Le 14 octobre 1928 à Vienne, dans une épreuve disputée sur 3340 mètres, la française s’imposa en 1’22’’6. Mais sur une pointe Uranie savait aller beaucoup plus vite. Ainsi le journal Autrichien « le Sport » notera lors d’un travail de la jument sur la piste de Vienne qu’elle boucla ses derniers 275 mètres sur le pied de 1’12’’6 ! En compétition son record est de 1’20’’6 en Italie, 1’22’’2 en France et lors d’un essai de record à Marseille-Vivaux, elle réussit 1’19’’ au kilomètre. M. Roux, turfiste de son état et présent sur l’hippodrome, écrira plus tard de cette journée : « La tentative de record eut lieu un samedi après- midi au Pont-de-Vivaux à Marseille avec boudins de sable en bordure de piste. Uranie était accompagnée d’un cheval au galop monté par Gal et appartenant à M. de Andreis. M. Gregori, alors président, officiait dans le nid de pie avec un chronomètre en or. Il y avait un silence de mort, on aurait entendu une mouche voler. Uranie et Capovilla ne semblaient faire qu’un. Je n’ai jamais revu cela sur un hippodrome. Tous les champions que l’on a vus ensuite n’auraient été que des outsiders contre elle.»
Uranie au haras
Uranie entre au haras à l’âge de 10 ans, après une carrière riche de 47 victoires et 13 places en 76 sorties. Valentino Capovilla avait déclaré qu’il était à la recherche d’un étalon d’un autre sang que celui d’Uranie car, disait-il, "je crois qu’il faut éviter une consanguinité violente".
De fait, il importe les américains The Great Mac Kinney et Sam Williams et les maria avec la championne. The Great Mac Kinney 1’17’’ (Arion Mac Kinney et Virginia Dangler par le chef de race Peter The Great) n’avait couru et gagné qu’à 2 ans aux Etats-Unis. En France, il donna 45 produits dont Kairos 1’23’’ et Ogaden 1’25’’ avec Uranie et devint le père de mère du bon étalon Paléo 1’19’’.
Né en 1932, Kairos fut le premier produit d’Uranie. Souffrant d’une boiterie consécutive à l’encastelure d’un pied d’un antérieur, il fut difficile à entraîner et courut peu. Il gagna néanmoins à Vincennes à 3, 4 et 5 ans, montrant de la qualité et battant Kozyr un champion de l’époque. A 9 ans, il réussit 1’23’’ sur 2 300 mètres à Vincennes, son record.
Au haras Kairos, peu utilisé à ses débuts, connut un grand succès comme reproducteur, devenant tête de liste des étalons, puis en tant que père de mères. Son meilleur produit fut bien sûr la fameuse Gélinotte 1’16’’ championne internationale sous l’entraînement de Charley Mills. Abd El Krim D, Foreign Office, Hairos II, Euripide, Hermes D, Malbrough ou Pick Wick contribuèrent aussi à sa gloire.
Meilleur en compétition quoique tardif, Ogaden 1’25’’ gagna le Prix de Paris avec Mario Capovilla avant de réussir aussi comme reproducteur. Parmi ses rejetons, citons Feu Follet X 1’19’’, premier trotteur à passer sous la barre des 1’20’’ à Vincennes, outre les classiques Luth Grandchamp, Karolyne, Jolie Folle, Pépite, etc....
Mariée à l’autre américain Sam Williams 1’14’’ (Peter Scott et Blitzie par Walnut Hall) un gagnant du Matron Stakes, Uranie mit bas de Néerie Williams, une jumelle qui devait mourir à la suite d’un accident après avoir donné Son Petit Fils 1’24’’, lauréat du Prix de Paris. Avec Net Worth, elle donna Quarto 1’24’’ bon vainqueur à Vincennes et Enghien. Et croisée avec Kozyr 1’21’’, Uranie produisit Turenne D 1’24’’ et Vulcain D 1’26’’, puis Clio II 1’27’’ (femelle de Quel Veinard) qui gagnèrent à Vincennes mais ne tracèrent guère au haras. Ces trois derniers produits naquirent chez M. Domicent, Kairos chez M. Vanackère et Neerie Williams, Ogaden et Quarto chez Carlo Capovilla, propriétaires successifs d’Uranie en tant que poulinière. La championne mourut à 27 ans.
Uranie aura ainsi marqué le Stud Book et l’histoire du Prix d’Amérique, car son fils Kairos produisit Gélinotte 1’16’’ (deux Prix d’Amérique) et Hairos II 1’15’’ (Prix d’Amérique) et fut aussi le père de mère de Roquépine 1’15’’ (trois Prix d’Amérique) et de Newstar 1’16’’ (Prix d’Amérique). Son autre fils Ogaden, lui, engendra Feu Follet X 1’19’’ (Prix d’Amérique). Plus tard le fils de Gélinotte, Ura 1’18’’ donna Lurabo 1’13’’ (Prix d’Amérique - d’où Abo Volo 1’11’’ (Prix d’Amérique)) et Greyhound 1’17’’ (grand père d’Ourasi 1’14’’ lauréat de quatre Prix d’Amérique). Cela fait quatorze Prix d’Amérique remportés par des champions apparentés de manière assez proche à Uranie !
Une hirondelle
En conclusion de l’histoire d’Uranie, il faut citer Mario Capovilla, celui qui sut le mieux la définir après l’avoir côtoyé jour après jour dans l’écurie de son père Valentino Capovilla. Il disait souvent « celle-là, elle avait des ailes ».
Un mot résumant bien l’impression ressentie par tous ceux qui eurent la chance de la voir courir. D’ailleurs, la jument soulevait souvent un tonnerre d’applaudissements lors de ses démonstrations. Albert Viel se rappelant que « les gens jetaient leurs chapeaux en l’air quand elle attaquait !».
Et Daniel Wildenstein rappelait : « Je me souviens d’Uranie. J’allais la voir courir avec mes parents. Elle paraissait voler. Quand elle trottait les autres semblaient arrêtés. »
Roger Baudron, citant son père Louis Baudron, dira : « Uranie, les morts en parlent encore à travers nous. La voir en action cela devait être quelque chose. »
Pierre Désiré Allaire commentera : « Elle trottait comme une reine, avec un geste exceptionnel. Le profil accidenté de Vincennes à l’époque ne l’avantageait pas. De quels exploits aurait-elle été capable sur une piste comme celle d’aujourd’hui ? »
Et Alec Head dira en voyant une photo en pied d’Uranie (celle avec Valentino Capovilla à sa tête publiée dans cet article) « On dirait Corrida » (ndlr : deux fois lauréate du Prix de l’Arc de Triomphe). Enfin le journaliste John Croft écrira : « Uranie est faite en pur-sang, tellement sa silhouette est fine et distinguée, et tellement son allure est souple et légère. Jamais je n’ai vu un trotteur trotter aussi vite sans effort apparent (…) Elle fait penser à l’hirondelle qui vole en planant. » Elle fait désormais partie des « immortels »